LE JARDIN DE MON PERE, par Jean-Paul Gavard Perret

Creation Category: 

à M.N

dessin: M.N. 

 

Il n'y avait pas de lilas dans le jardin de mon père. N'y poussaient que d'effroyables membres, des bouches édentées. Aujourd'hui encore la terre y a perdu ses odeurs. Même les vents l'évitent et pas seulement eux. Dans son enclos le sol n'a plus de brèches : on y a terrassé tous les arbres humains. Et des bras - s'ils en restaient - n'étreindraient plus personne. Non seulement on  tua les fleurs : on en stérilisa le nectar et cravacha les dernières graines, une fois les branches lapidées et les troncs torturés. On n'y vit plus d'âmes. L'horizon se refuse désormais à être espace et les hommes des témoins. Ce jardin est à personne. Pourquoi en parler alors sinon parce qu'on n'a pas enfoui l'horreur d'y vivre ? Mais l'enfouir où ? L'horreur est semence qui pousse où elle tombe. J'ai grandi avec ses chardons de poussier. Qui pourrait l'herboriser et en débarrasser cette poussière de charbon où enfant on a joué avec mes frères ? On disait c'est à cause de la guerre et des bombardements. On disait ça comme on mange une glace avec les dents qui deviennent douloureuses à ce contact. Puis on se rassurait de notre propre chaleur. Et parce que la peur nous nourrissait on lui obéissait. On ne savait rien faire d'autre, trop content d'obtempérer en nous pliant à des ordres qui pour un temps nous épargnaient. On ne donnait plus rien à personne, on donnait quelqu'un à quelqu'un pour subsister, pour continuer sans comprendre que nous étions les constellations d'une même galaxie. Nous habitions par trois : membre, tripe, âme. On serrait tout ça avec l'angoisse. La chair battait à peine. La vie parlait si bas que même nos cris ne la dérangeaient pas. On fignolait notre dissolution, on s'acharnait dans le jardin de mon père. Combien de soleils s'y sont couchés jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à ne plus pouvoir ? Je partage encore avec mon père parfois le pain et le couvert d'une façon particulière. Il est dans mes répits et mes sommeils. Mes frères parlent en même temps que moi, piègent mes fuites, falsifient mes échanges. Ils se sont installés entre tous les corps que j'ai voulu aimer. Je n'ai été seul avec personne. Au plus loin de mes abandons pas une femme que j'aie pu approcher sans que je sois traqué par des chiens silencieux. Morsures dans la douceur. Blessure que blessure et doute sous le serment. L'eau ne rafraîchit plus le jardin de mon père aux arbres foudroyés. Ne reste qu'un sillon en béton armé avec un creux au milieu . Une seringue. Un peu d'air. Rien de catastrophique mais de terriblement silencieux pour se sentir exister. Comme une grande marée dans la houle du sang. Il faut bien que la vie commence. Quelque part. Dans quelqu'un.