«AXIS MUNDI» et la symbolique religieuse chez Constantin Brâncusi, par Neculai HILOHI

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Sur Brâncusi, on a écrit et on écrira beaucoup, d'autant plus que le «mutisme» de l'artiste entoure d'un mystère absolu les douleurs de l'accouchement de ses œuvres, laissant à autrui l'exercice libre de l'imagination dont l'artiste aura ri avec indulgence sa vie durant...

Je ne doute pas du fait que, parallèlement au caractère « inédit » de ses créations, il ait porté comme une croix sa timidité dont la source était une modestie ancestrale caractéristique de la pureté du paysan roumain qui n'a pas l'habitude de se vanter du don que Dieu lui a offert.

Avec la conscience de l'immense brèche ouverte dans l'art de la sculpture, tel un Urmuz, un Tzara ou un Arghezi dans la littérature, face à la grandeur de la simplicité qu'il mettait avec le ciseau dans son œuvre, en prolongation de sa pensée, 'éliminant les phénomènes de mode et le conventionnel, Brâncusi permet aux esprits curieux des quêtes savantes : « Que chacun voit ce qu’ 'il croit », ces opinions provoquant fréquemment les délices du patriarche. 

Au vu d'une telle source inépuisable de talent, il était naturel que Brancusi s'entourât d'une pléiade d'assoiffés, de dégustateurs, d'admirateurs, exégètes plus ou moins amis de l'artiste, contemporains qui ont eu la chance de rencontres directes et de discussions amicales avec «le paysan du Danube», ces rencontres ayant servi de trame à des dizaines de volumes et des milliers d'articles. Après cette pléiade de noms illustres passés dans le patrimoine - David Lewis, George Uscatescu, Ionel Jianu, Petru Comarnescu, V.G. Paleologu, Barbu Brezeanu, etc. -, un groupe impressionnant de « brancusiologues » autochtones passionnés a constitué une « Colonne sans fin » d'admirateurs. '

J'étais étudiant à l'Académie des Beaux-Arts lorsque j'ai entendu parler pour la première fois de Brancusi, un nom qui défiait, en ce temps-là, le « rideau de fer » imposé à la circulation de la culture avec l'Occident et qu'il n'était pas recommandé de prononcer publiquement. J'ai eu ta chance d'avoir comme professeur d'histoire de l'art Ionel Jianu, dont le sort a voulu que je fusse le plus proche : celui-ci m'a sauvé de l'image, intentionnellement déformée par les officiels sur l'œuvre brancusienne, et a éveillé en mot un intérêt particulier sur cette œuvre.

40 années se sont écoulées depuis ma première visite à l'ensemble sculptural de Târgu Jiu. Sur cette œuvre, j'avais quelques connaissances acquises via des photographies, mais la rencontre avec le réel m'a bouleversé. L'Arc de Triomphe (La Porte du Baiser), je pouvais le toucher avec le bras levé ; par ses dimensions familières, par ses proportions et sa simplicité, il m'élevait, en tant qu'humain, loin de m'intimider, « à sa monumentalité » : j'avais la même sensation que si je touchais les cimes d'une montagne. Lorsque je quitte ce monument, l'effet laissé et le désir d'y revenir sont restés intacts, de même que le sentiment partagé du respect dû à l'œuvre et de la fierté d'être roumain.

Le hasard a voulu que je me sois impliqué davantage que je ne l'aurais pensé dons la recherche et l'analyse du chef d'œuvre brancusien de Târgu Jiu, suite à un texte lu par le professeur Jianu lors d'un cours pratique de «Composition»: le nom de Brâncusi devint l'étincelle qui mit le feu aux poudres, les étudiants démontrant un intérêt hors pair, notamment du fait que le sujet était encore « tabou » à cette époque. J'avais alors peur de ne pas être à la hauteur du sujet, du fait de mon insuffisance de connaissances et de documentation. Cela a entraîné chez moi une certaine perplexité que mon auditeur a attribué à une autre catégorie d'émotions et qui m'a obligé à une concentration maximale mue par l'orgueil et la force de la jeunesse. Finalement, mes angoisses ont été levées grâce à mes études de théologie, au séminaire. De ce fait, le sujet s'est transformé en une perpétuelle source d’intérêt, avec l’enthousiasme de celui qui croît avoir découvert ce que les autres cherchent encore « l’œuf de Colomb ».

 

Je suis né dans un petit village subcarpatique, au milieu d'une population pleine de sagesse. Mon éducation eut pour cadre la famille, l'église et l'école. Chaque année, à l'Ascension, qui coïncidait avec le jour des héros, j'étais habillé en costume folklorique traditionnel, avec le port obligatoire d'une ceinture d'étoffe tricolore. Avec ma classe, j'assistais dans l'église au service divin de commémoration de ceux qui se sont sacrifiés sur l'autel de la patrie, dont les noms étaient inscrits sur la « troiţa » du cimetière. Chaque nom était appelé par le prêtre et notre instituteur répondait « présent». J'en étais étonné, mais cette cérémonie ne demandait pas d'explications: je ne savais pas s'il s'agissait d'un symbole (la présence symbolique) que, curieusement, j'assimilais sans autre commentaire, au plus profond de mon âme, sensibilisé que j'étais par les vers des poésies patriotiques de Coşbuc : « Trois, mon Dieu, tous les trois ... » ou la poésie «Le chien du soldat», récitée avec une voix étranglée, puis « Parsemez sur leurs tombes », chantée d'une voix cristalline et qui arrachait des larmes à toute l'assistance...

Dès lors, j'ai commencé la présentation du complexe sculptural de Târgu Jïu en attribuant les mêmes souvenirs à l'enfant Brâncuşi, les mêmes effets temporels, la même émotion, avec le sens du génie issu de l'amour de sa patrie. Cette démarche a été matérialisée dans Axis Mundi qui élève dans le ciel la famée da sacrifice des héros de la patrie.

 

La formulation ecclésiastique « sacrifiés sur l'autel de la Patrie » a pour fondement pratique des millénaires de sacrifice consignés dans la Bible : Genèse 14 : 4-8 (Caïn et Abel), Genèse 8 : 20-21 (Noé), Genèse 22 : 1-13 (sacrifice d'Isaac), Juges 11 : 31-40 (offrande en holocauste de la fille de Jephté), 1 Rois 18 : 32-38 (Elie au mont Carmel), 2 Chroniques 8:12 (Villes bâties par Salomon ; navires envoyés à Ophir), etc. Cette formulation culmine avec le sacrifice de crucifixion du Nouveau Testament, symbolisé dans les liturgies chrétiennes par l'eucharistie, avec le pain et le vin, institué par Jésus lui-même à la Sainte Cène (Matthieu 26 : 26-28, Marc 14 : 22-24, Luc 22 : 17-20), avec la parole divine : « Faites cela en mémoire de moi ».

 

Le lieu de la cérémonie du sacrifice s'appelait autel (du lat. altare, c'est-à-dire «table pour les sacrifices»). À l'origine, l'autel était constitué d'un empilement de pierres sur lesquelles on disposait du bois sec dont la combustion consommait le sacrifice et dont la fumée (l'odeur) se dressait sous forme de colonne rectiligne vers le haut des cieux, signifiant ainsi que le sacrifice est « bien reçu » (Genèse 4 : 4-5, 22 : 9-13).

Pour préserver la mémoire, le temps qui s'écoule et transforme est ponctué de symboles : c'est ainsi que le bûcher qui décore est devenu un encensoir rituel et un vase sacré, utilisé pour encenser les tombeaux. Je me réfère ici à un splendide vase en or que j'ai admiré dans les années 1955-57 au Musée du Palais de Mogosoaia : ce vase était orné de montures de bijoux et son couvercle, en charnière, représentait cinq tourelles d'église en miniature, la plus grande étant .située au centre, chacune des tours laissant passer, par ses fenêtres, la famée du sacrifice des Brâncovan et de leurs descendants, tombés pour la défense inébranlable de la croyance des ancêtres, allégorie inspirée par la chrétienté. Cet objet faisait partie du patrimoine et je n'en ai plus entendu parler.

L'habitude ou '.a pratique de l'encensement a été conservée dans l'ensemble des rituels et symbolise les vieux autels du sacrifice. Les tours du Monastère de Curtea de Ax'ges, moulées en une torsion merveilleuse et originale, peuvent-elles suggérer autre chose que cette éternelle fumée des sacrifices ? À ce propos, ces tours me rappellent un souvenir émouvant du professeur Ionel Jianu: celui-ci m'avait félicité pour l'expression «des tours vissées dans l'air» que j'avais utilisée à leur propos lors d'une interrogation écrite. Ce compliment venant d'un professeur dont l'autorité était reconnue m'a incité à chercher et à trouver avec davantage de soin le sens et la symbolique de ce procédé dans les œuvres d'art, souhaitant le réutiliser dans mes propres ouvrages lorsque je serais en mesure de le faire.

Brâncusi fut un croyant pratiquant de façon assidue et il était bien évidemment familier des affaires religieuses. Je suis dès lors tout à fait convaincu que, même si cette association de la Colonne sans fin avec la fumée de sacrifice n'a pas été réalisée consciemment par Brâncusi, comme le laisse penser mon intuition, et qu'elle n'a pas été exprimée telle quelle à ce jour, cette création sculpturale a probablement sa motivation dans l'instinct chrétien et traditionnel des Roumains relatif au culte des morts !

En tout état de cause, le processus d'une création peut précéder un calcul mathématique et peut être engendré par un trop-plein affectif impulsif spécifique aux grands artistes, la cause pouvant être analysée postérieurement à l'effet. Autrement, comment expliquer que Brâncusi ait laissé à ses exégètes le soin de penser « que chacun voit ce qu'il croit... »  dans ses œuvres, alors que lui-même répugnait à la violation de l'intimité créatrice !

Une fois germée l'idée de faire don à sa patrie d'un monument à la mesure de son passé glorieux et de son génie donc, un monument grandiose par sa simplicité, Brâncusi n'a pas cessé, sa vie durant, d'être préoccupé par le perfectionnement de ses œuvres, et surtout de sa Colonne, dont il était totalement amoureux, en confère le nombre, de variantes qu'il nous a laissées. Ce don, il l'a fait à la Roumanie, le pays et la terre qui l'ont mis au monde.

Ce produit de la combustion et du sacrifice des fils de la Patrie les meilleurs et les plus dévoués s'élève dans les cieux en une Colonne à trois dimensions, facilitant le dialogue de la Terre avec la Divinité. Un exégète inspiré a nommé ce  monument : AXIS MUNDI.