Deux lettres d'Emile Cioran

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Je crois qu'on peut compter sur les doigts de la main les écrivains d'origine roumaine qui ont devenu des grands écrivains dans la langue du pays où ils/elles se sont établis. Peut-être qu'ils sont plus nombreux mais moi, în nimicnicia mea, pour citer une phrase que Cioran aimait, je ne connais que Eugène Ionesco, Emil Cioran (j'ai eu besoin d'un certain temps pour m'habituer avec la prononciation française du nom, Sioran...) Petru Dimitriu, Virgil Tanase et 2-3 autres... Eliade, bien sur, mais lui, tout comme Andrei Codrescu, Petru Popescu ou Norman Manea ont fait carrière internationale aux États Unis, la plupart dans le milieu universitaire anglophone...



Pour moi, Emil Cioran a une signification à part parce que lui, il est pratiquement originaire du même endroit que moi-même (et que Andrei Codrescu): de Sibiu, Transylvanie, Roumanie. Rasinari, le village ou il est né, se trouve presque au banlieue de Sibiu... Donc, la récente découverte que j'ai faite parmi mes photos, de deux lettres en fac-simile d'Emil Cioran, a été assez excitante (dans le sens anglais, exciting... Il ne me sont pas adressés personnellement (j'étais presque ignorant concernant l'œuvre de Cioran, en 1990, l'année des lettres) donc je dois expliquer un peu le contexte...

En 1990, quelque mois après les événements de décembre 1989 (au quelles je me suis mêlé comme photo reporter) j'étais journaliste à une des revues qui ont été fondé très vite (et ont disparue de même) dans les nouvelles conditions. Elle s'appelait “Continent” et cohabitait dans le même bâtiment avec la vieille revue culturelle “Transilvania”. Effectivement, les deux revues partageaient plus que ça, une partie de rédacteurs (moi-même inclus) ont migré de l'une à l'autre, selon les vicissitudes des temps... “Continent” était un effort estimable de faire du journalisme “à l'occidentale”, d'une façon plus libre et plus ouverte. On était 4 journalistes et un chef comptable. Dan Popescu, Mircea Avram, Ion Dur et moi-même, avec M. Esanu comme factotum administratif... Dan Popescu (aujourd’hui un des universitaires de prestige de l'Universite “Lucian Blaga” de Sibiu) était le Rédacteur en Chef. Le regretté écrivain Mircea Avram, l'écrivain et philosophe Ion Dur (actuellement, si je ne me trompe pas, le décan de la Faculté de Journalisme de la même Université) et le soussigné, le plus jeune du lot, nous étions la “rédaction”... Ion Dur, avec sa formation solide de philosophe était le plus proche et le plus compétent dans le domaine de Cioran: l'essai philosophique... Il l'admirait (comme la plupart des intellectuels libérés du communisme) et probablement par l'intermède du frère d'Emil Cioran, Aurel Cioran (qui était un habitué et collaborateur de la Transilvania) il a obtenu son adresse de Paris. Une courte correspondance - dont j'ai le fac-simile de 2 lettres, mes fonctions dans la rédaction du Continent étant aussi celles de photographe - entre Ion Dur et Emil Cioran est le résultat de cette initiative... A part la collection (quasiment introuvable) du “Continent”, je crois que les lettres sont inédites. J'ai essayé de contacter Ion Dur mais aucune des adresses que j'ai de lui n’ai plus actuelle... J'espère qu'il ne vas pas désavouer mon initiative de mettre le fac-simile de ces 2 lettres à la disposition des lecteurs d'Omnigraphies...

Les lettre sont concises (écrites sur un moitie de format A4) et on peut reconnaître la griffe du maître. Pas mal pessimistes - le “destin” est un des mots utilisés - aimables, mais avec une réserve qui est tout à fait caractéristique... Il refuse poliment à commenter les événements de 89 (en quoi il était bien inspiré, le recul étant carrément zéro...) ou a écrire sur son controversé ami Constantin Noica (lui et Noica étant les plus à la mode philosophes roumains du moment). “Orice comentar e inutil” (Tout commentaire est inutile). La référence à une autre de ses expressions roumains préférés, “N-a fost sa fie", (très “mioritic”, très résigné...) ferme la première lettre, qui est daté le 15 juin 1990.

La deuxième lettre, datant du 19 octobre 1990, n'est pas plus longue. Même moitie de format A4 (on peut assumer que c'était ce que Cioran accordait comme temps et mots à ceux qu'il estimait mais qui n'était pas de ses intimes...) Ajouté probablement ultérieurement, dans les coin supérieur gauche, c'est l'adresse parisienne de Virgil Ierunca, que je suppose Ion Dur lui avait demandé... Même s'il accorde à la langue roumaine (dont M. Dur lui avait envoyé un « Indreptar patimas ») les vertus d'une langue très poétique, il ne peut que situer cette langue-là dans sa “préhistoire” personnelle... Cioran est pas mal tranchant - restant tout de même poli - et refuse d'écrire un autre commentaire sur “Dinu Noica” (Liiceanu avait été plus rapide et plus convaincant, ayant demandé déjà un texte sur Noica). “Son oeuvre est importante, pas nos commentaires”. De l'homme Noica (ou “le personnage” de Noica) il dit que c'est “complexe, fascinant et déroutant”, donc “impossible de le définir par une simple improvisation”... Il clore sa lettre (répondant probablement à une question de Ion Dur concernant une éventuelle visite à Sibiu) en expriment son sentiment sur Sibiu: “Combien loin me paraisse Sibiu! Je n'ai pas le courage de le revoir”.

Même s'il n'y a rien de vraiment spectaculaire dans ces deux lettres, on peut reconnaître sans hésitation le “personnage” de Cioran, pas du tout moins “complexe, fascinant et déroutant” que celui de son vieux ami, le philosophe de Paltinis (pas très loin de Sibiu, non plus)...

Dan Iordache