NOUVEAU DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS par Tudor Mirică

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    1.

    « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs.» Étrange question car, à l’époque, seulement quelques doutes l’auraient pu occasionner. Et, pourtant, même s’il blâmait la férocité des mœurs de ses contemporains, le “Discours ” de Rousseau fut un succès. En oûtre, l’âge des Moralistes s’était écoulé depuis pas mal de temps : vers la moitié du siècle en cause, mourir reconcilié avec soi-même et avec le monde, comme jadis Montaigne, s’avérait-être une performance que seul le baron de Montesquieu se l’est encore permis. Pourquoi donc tant d’angoisse, tant de scandale, tant de Voltaire ? Simple : c’étaient les apprêts des Temps Modernes, ceux qui vont commencer par la Grande Révolution et durer jusqu’à... Mais cela, c’est déjà une autre question.

    Cent ans plus tôt, Pascal avait averti qu’il ne nous est pas permis de rester neutres vis-à-vis de la vérité. Il l’a même indiquée, cette vérité, mais sa démarche cherche encore de nos jours son attestat. En somme, de quelle vérité s’agissait-il ? Et de quelle attitude envers elle ? C’était un gros embarras car, vraisemblablement, quelque chose ne fonctionnait plus. Bien que la morale chrétienne fut remise aux humains pour l’éternité, rien qu’après un peu plus d’une quinzaine de siècles surgit l’impasse. Était-ce la faute à la morale ? Aux humains ?

    Certes, le prestige moral de l’Église fut sérieusement marqué par d’importants excès. Mais ce furent Luther et Calvin qui lui appliquèrent la correction, et le firent toujours en ligne chrétienne. Qu’aurait-été l’influence de la Renaissance, mûrie pendant plus de trois siècles et qu’avait apporté au premier plan la civilisation payenne des Antiques ? Pas si facile à imaginer, puisque tout avait été passé par le filtre sévère de l’Église, Aristote compris. Serait-ce la crise qu’abîmait l’Ancien Régime et qui, par un syllogisme primaire, pourrait être attribuée à la morale en vigueur ? A cette morale qu’aurait admis l’inégalité parmi les hommes ? En tout cas, c’était l’argument le plus souvent invoqué. Et le mieux construit.



 

    Enfin, c’était précisement quelque chose parmi tout ça, on ne peut pas le nier. Mais leur effet sur les moeurs aurait-été plutôt indirect, car c’est un fait que Monsieur Tout-le-Monde ne prête pas attention qu’aux choses qu’on lui inflige assidûment et qui repondent à l’image qu’auparavant s’est faite sur soi-même. Pourtant, quelque chose de très important lui tira le sens moral de sa couche, en le faisant changer de cap.

    Et ce furent les révolutions. Révolutions de tout genre, mais surtout dans les mentalités. Car si chrétiennement était de supporter tout abus en retournant et l’autre visage, ce Monsieur finit par en avoir marre. Seulement que, pour commencer, sans causer trop d’ennuis. Quoi de mieux pour cela qu’une autre religion ? Peut-être une moins contraignante, assimilable à son appétit de dignité individuelle. Et, si possible, plus naturelle. En passant, l’on peut supposer que notre sympathique Monsieur aurait pu vivre avec ses désirs encore un bon laps de temps si rien d’autre n’aurait intervenu. Or, c’est exactement le moment où l’on firent éclater les Lumières : « Cette religion existe, a-t-on lui dit, et son Dieu c’est Toi. Mais si, Tu l’as bien entendu. T’as vu les grandes oeuvres de la Renaissance et T’as rien compris. Ce n’étaient pas Davide, Moïse, Dieu, c’était Toi ! Tu n’as pas besoin d’une moralité si éloignée de Tes penchants naturels, car la vraie est blôttie en Toi. Tu n’as qu’à la délivrer, et tout Te sera merveilleusement aisé. »

    C’était plus que l’on pourrait espérer. Poussé par un essor qui lui venait du dedans, Monsieur Tout-le-Monde déshabilla son humilité  que l’on avaient obligé de porter et prit sa vie entre ses mains. Premièrement, et vite, il fallait changer le Monde, un monde qui n’était plus l’héritage du Dieu, mais son propre héritage. Sitôt dit, sitôt fait ! Bon nombre de rétablissements eûrent lieu : de la vie naturelle, de la passion, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Des droits de l’homme, n’importe quel homme. Mais le plus marquant des tous, celui qui a vraiment changé le monde, fut le rétablissement des sciences et des arts. Le vrai, car celui flétri à juste titre par Rousseau ne fut rien d’autre qu’un reflet de la Renaissance qui a quitté le droit chemin. A nous maintenant de flétrir ! 

    2.

    Quand on pénètre dans un pareil domaine, il faut d’abord remarquer que le rôle du Monsieur Tout-le-Monde s’achève, si Dieu qu’il le serait. Il passe dans la salle et on n’attend plus de lui que les applaudissements. Celui qui reste sur la scène c’est le créateur professionnel, artiste ou scientifique, bref, l’intélectuel. C’était lui qui avait livré aux autres leur religion a eux, c’est de lui qu’on attend qu’il continue.

    Or, le véritable intélectuel se moque de ça. Il a son propre chemin à sillonner et le fera coûte que coûte. Car il est un individualiste pur-sang, damné dans sa condition de solitaire. Tout ce qu’il aime est de pouvoir penser librement, selon ses forces ou mieux au-dessus d’elles. Il est donc un libre-penseur et la moralité, quelle qu’elle serait, n’est là que pour le gêner. Même la sienne. ” Sire, je n’ai plus besoin de cette hypothèse.” a-t-on une fois déclaré. Et, d’ailleurs, qui pourra nous dire quelle était la véritable confession de l’auteur des ” Confessions ” ?

    Que vive donc la liberté ! Mais, souvent, un habit trop large finit par tomber par terre et dévoiler les parties les plus intimement cachées. Pour de trop larges libertés c’est pareil. Mais s’il n’y avait presque rien d’étonnant au fait que l’honnête-homme n’a pas su dénicher la marque du Diable dans la tentation à laquelle il fut soumis, ce n’est pas de la sorte pour le professionnel. Et pourtant il est tombé dans son propre piège, sans même s’en rendre compte lui aussi. Car être neutre vis-à-vis de la moralité recouvre en soi un accablant danger. Pour tous les humains, et surtout pour un ” directeur de conscience ”, celui qui forge l’opinion, qui pousse les gens à mijoter ce qu’à eux-mêmes ils n’auraient jamais osé d’imaginer. Il va de soi qu’il faut qu’on les pousse bien. Mais comment le faire si le bien et le mal n’existent pas pour lui, le directeur ? Quelle direction annoncer, s’il manque pour cela de critères ? Sale boulot, en tout cas.

    Au fait, le drame n’est pas là. Il commence au moment précis où le professionnel se figure qu’il les a. Les vrais, les bons critères. Et construit à partir de cela un monde qui n’existe pas, un merveilleux monde de châteaux de cartes, un jeu savant qui ne cesse jamais de s’éloigner du sens de la probabilté et du bon sens. Ce jeu a sans doute sa cohérence à soi, sa force à soi. Et son fanatisme à soi, surtout. Parce-que le fanatisme est " le redoublement des efforts après avoir perdu de vue l’objectif. ” (on ne saura assez souligner le génie de cette observation qu’on doit à George Santayana et qui tente une salutaire mise au point). Car ils se prennent au sérieux, ces enfants terribles des sciences et des arts. Eux et leur superbe amoralité. Et finissent sans s’en apercevoir par se trouver dans la situation d’un apprenti sorcier qui a su faire marcher la mécanique mais ne sait plus l’arrêter. Et cette mécanique qui broie, et broie...

    Parfois, être amoral c’est pire que d’être immoral, pour soi-même ainsi que pour les autres. Car un immoral, même en déclarant n’importe quoi, sait pourtant de quel précis coté de la barricade se trouve. Un être moral le sait aussi, évidemment. Mais pour l’amoral la situation reste totalement confuse. Il peut, sans le moindre soupçon et parfaitement raccommodé avec soi-même, lancer des actions d’une colossale immoralité, qu’un parfait immoral n’aurait jamais eu le courage d’entamer. Certes, à l’ombre du premier, le deuxième peut dorénavant achever son boulot sans pour cela courir de risques. Ce n’est qu’après, quand le mal est déja fait, quand l’immoralité se déchaine et commence à faire la loi, que l’esprit moral de l’intélectuel ressuscite et le pousse vers l’opposition. Mais une opposition le plus souvent impuissante et désorientée, un diffus sentiment de culpabilité comme fardeau. Sans à cela ajouter qu’il y en a qui, finalement incriminés par les faits, continuent à croire à leurs vérités et à s’innocenter à leurs propres yeux jusqu’à la fin. Ou presqu’à la fin, car on connaît pourtant des cas célèbres où de tels personnages se sont repentis sur leur lit de mort.

    Au fait, que se passe-t-il ? Qu’ils soient, les intellectuels, si naïfs, si enfantins pour ne pas comprendre ce que les autres voient ou sentent clairement ? À vrai dire, ça ne marche pas. Car ils ne sont pas de n’importe qui, ils sont les élites, notre élite à nous. Puisque la noblesse de sang ne compte plus, on l’a remplacée par la noblesse d’esprit. Or c’est déjà une piège où la plupart se sont laissé prendre. Ainsi, ils ont fini par bâtir des véritables establishments scientifiques ou même artistiques, sévèrement clos, dont les lois punissent l’hérésie. Ses membres les plus marquants se chantent réciproquement des louanges, sous les yeux éblouis des profanes. Mais ce n’est pas l’important. Car, somme-toute, qu’ils soient loués s’ils font bien ce qu’ils font. C’est ça qui compte, après tout. Reste à comprendre comment le font-ils.  

    3.

    Il s’agit donc de la condition de l’artiste ou du scientifique créateur. Qu’est-ce que le distingue de nous-autres, et où précisement se trouve la différence ?

    La différence, probablement de souche somato-psychique, se trouve dans l’attitude envers la connaissance du monde. Un être commun, un n’importe quel, puise pour sa formation dans son ambiance seulement aux cas clos, aux ceux que les autres ont déjà résolu. Il se construit ce qu’on appelle une culture, qui lui sert à se démêler conformément. Et, tant que possible, confortablement. Le créateur, lui, est bien plus têtu. Il ne se contente pas des sentiers frayés, ça l’enrage. Il cherche le maquis et le prend, coûte que coûte. Il ramasse en soi, selon son intérêt, toutes les contradictions concernant sa contemporanéité et se construit quelque chose qui n’est plus seulement culture et qui n’a pas même de nom. Une sorte de champ créatif, si l’on pourrait ainsi dire. Le créateur est le noyau de ce champ comme l’araignée l’est de sa toile, sensible à chaque frémissement. Et cela frémit, puisqu’il s’agit de contradictions. Et cela le fait souffrir, le créateur, ce qui l’enrage de plus.

    Enfin, le soulagement lui vient par l’œuvre, qui doit-être pour lui la solution. Une solution simple et claire, voire géniale, que tous peuvent admirer sous le soleil de l’esprit. Car chaque solution est de l’entropie négative. Elle tend les cordes de la probabilité, l’oblige à se réaliser sous des contours insolits, surprenants, actifs. Elle est le noyau de cristallisation où collent toutes les mollecules intéressées à la structure. C’est ici le clou : cette structure peut devenir aussi bien un organisme viable qu’un cancer meurtrier.

    Mais, paradoxalement, le créateur ne paraît pas intéressé à  ce détail. C’est son propre soulagement qui compte, rien de plus. Pour lui, l’œuvre n’a aucune autre finalité. Il est, nous l’avons vu, un individualiste. La posture démiurgique lui va comme un gant et il se voit en gros solitaire sur l’anneau du monde. Au reste, qu’ils se débrouillent ! Et s’ils n’arriveront pas, tant mieux: il tirera pour eux une nouvelle solution de son champ créatif.

    Mais la dialectique de la marche en avant n’est pas tellement linéaire. L’on peut être génial sans pour cela éviter les erreurs. La connaissance humaine n’est jamais absolue, l’on a tort et l’on revient et on avance pas à pas envers... Vraiment, envers quoi ? Car, certes, les créateurs ne sont pas tous comme ça, bouffés d’orgueil, d’égoïsme, d’irresponsabilité. Ni même la plupart. Effectivement, si l’on juge bien, on ne peut pas trouver aucun exemple vraiment significatif. Et alors ?

    Alors, quand le cancer se déchaîne, il faut trouver ses racines plus profondément. On a vu que le champ créatif d’un tel individu a pour source les contradictions de toute une époque : ses fausses mentalités, ses incongruences, ses inégalités et illégalités. Ses erreurs. Le créateur fait collecter tout ce pus en soi et cela est terrible. Pour s’en échapper, il le jette dehors chirurgicalement, d’un seul trait de bistouri. Il n’a pas d’autre choix. C’est pour cela que les effets de longue portée de son action peuvent lui échapper. Même correcte en principe, sa démarche peut être défectueusement interprétée par les contemporains, selon leur compréhension et leur intérêt immédiat. Ou, si le raisonnement n’est pas poussé jusqu’aux ses dernières conséquences, la porte reste ouverte pour les improvisateurs et les vélléitaires. Mais, analysons. 

    4.

    Pour commencer, voici trois noms de philosophes importants pour les deux dernièrs siècles: Rousseau, Nietzsche, Marx. On les a choisi parmi les autres selon l’impact social accru de leur œuvre. Ils ont tous en commun le fait que c’est l’homme celui qui se trouve au centre de leur philosophie. L’homme nu. Nu soit parce que naturel, soit parce que beau, soit parce qu’il n’a pas de quoi s’habiller. Nu extérieurement. Mais intérieurement ? Intérieurement, il est riche de toutes les qualités qu’on peut imaginer. Il est bon, tendre, intelligent, ou bien fort, impitoyable. Ou bien toutes à la fois. Il est un rêve, un idéal. Mais, selon ses créateurs, un idéal à la portée de la main. Et si l’on pense bien, même il existe. Existe-t-il vraiment ?

    Si, malheureusement. Une grosse partie des gens de la planète pensent cela d’eux. Quant-à ce qu’il en est sorti, nous le savons très bien. Deux révolutions sanglantes, deux guerres mondiales, le fascisme, le communisme. Bref, tout ce que les temps modernes ont connu de pire. Maintenant, de nombreuses voix affirment que tout cela n’a pas été tout à fait obligatoire, ni même nécessaire. La Suisse et l’Angleterre ne les ont pas connu en direct et pourtant elles se sont extraites du Moyen-Âge, elles aussi. D’ailleurs, interrompre violemment le cours d’une civilisation, même pour la remplacer par une autre, entraine plus de pertes que de gains. Ce que l’on perd, au-delà des vies humaines, c’est la continuité. La continuité des idées, des mœurs, de l’évolution.

    Pourtant, une immense quantité de vies humaines perdues ! C’est triste, dit-on, mais, en pespective historique, puisque les gens finissent chacun par mourir un jour, c’est pas tellement grave. Justement, face à  ce que l’on obtient, une vie nouvelle pour les autres, leur sacrifice mérite pleinement de la Patrie. C’est doublement faux ! D’abord, parce que la majorité écrasante des victimes sont innocentes. Ensuite, parce que l’entretuerie institutionnalisée finit par saccager les mœurs. Si le plus sévère des dix commandements devient si facile à violer, pour les neuf autres cela ira de soi. On n’épure pas les mœurs, on les détruit. Et ce qui reste... Ce qui reste est vraiment très difficile à rétablir.

    Quand même, dira-t-on. On a choisi parmi les branches de la création humaine la philosophie, la moins exacte de toutes. C’est pour cela qu’on a pu trouver des erreurs, et surtout dans l’interprétation. Même les meilleures idées peuvent échouer si, par exemple, elles sont prématurément lancées au monde. Par contre, les sciences exactes, elles ne se trompent pas. Et même s’il en serait le cas, cela n’a rien à voir avec les mœurs. Car la démarche scientifique est totalement amorale et, par cela, d’une parfaite equidistance. De plus, en ce qu’elle apporte de bon à la qualité de la vie, à la civilisation matérielle, son impact sur les mœurs est plutôt positif. C’est le Progrès.

    Peut-être. De toute façon, nous ne parlerons pas ici de cette qualité de la vie, côté matériel. Même si chaque progrès apporte en subsidiaire de gros ennuis comme stress, pollution, armement, il s’agit d’un équilibre que l’on n’atteint pas spécialement par appel à la moralité. Et personne de sérieux ne peut prétendre que l’on renonce au développement technologique par amour à une chimère. 

    5.

    Parlons donc des sciences exactes. Mais, surprise! Les scientifiques eux-mêmes découvrent de nos jours qu’elles ne sont plus tellement exactes. Qu’on ne se trompe pas, mais qu’on ne puisse plus établir des certitudes. Il y a un tas d’indéterminations, de probabilités, de bifurcations, d’aléatoire. Même aux mathématiques. Seulement que, après tout, cela ne nous regarde pas à nous, les profanes.

    C’est normal. Mais alors, ce qui nous regarde, c’est quoi ? Nous ne le savons pas précisément, nous aussi. Pourtant, l’on ressent une certaine pression côté esprit, en provenance du domaine. Même si l’on ne comprend rien, c’est troublant de constater qu’il y a des gens qui tentent d’outrepasser les limites de la pensée. Car c’est ça la recherche fondamentale, surtout en physique. Et ces physiciens, les demi-dieux du vingtième siècle... Au fait, qu’est-ce qu’ils manigancent là haut ?

    Là  haut, pour eux, il ne s’agit pas autant de changer le monde que de le déchiffrer. Et qu’est ce qu’ils y trouvent ? Un peu d’histoire, ça n’aura pas faire du mal. Donc, pour l’Antiquité, c’étaient les dieux. Leur responsabilité sur le fonctionnement du monde était exhaustive, création comprise. Et leur palmarès tellement important, que rien n’aurait pu les prendre en défaut. L’harmonie des sphères, les atomes, la dialectique, ils contenaient tout. Comment ? C’était leur affaire à eux.

    L’ère chrétienne n’a pas apporté quelque chose de fondamentalement neuf dans le domaine. Les dieux sont devenus Dieu et l’alliance a continué de fonctionner. Non seulement que la science ne mettait pas en discussion l’autorité du Dogme mais, en le nuançant, elle cherchait à lui transférer tout le fardeau de ses inconnues et inquiétudes. Les penseurs de ces temps n’étaient pas du tout athées, leur aversion ayant pour cible plutôt les méthodes et les pratiques de l’Église que Dieu. Car leur foi était plus profonde et moralement plus pure que celle des nombreux porteurs de soutane.

    Le clef de voûte de la pensée classique fut mise en œuvre par sir Isaac Newton, au moment où il écrivit: ” L’espace absolu, considéré en soi, sans aucune relation au quoi que ce soit d’extérieur; reste toujours semblable et immobile. Le temps absolu, vrai et mathématique, en soi et d’après sa nature, coule également et sans aucune liaison à quelque chose d’extérieur. ” C’était remarquablement clair. De plus, cette image apportait aux gens un appui très important, car elle s’inscrivait pleinement sous les traits essentiels de la sensibilité humaine. Qu’il portât ou pas l’habit de la foi, c’était le sentiment de quelque chose d’immuable et d’éternel, ayant une stabilité au dessus des phénomènes. Et cela, sans doute, représentait une irremplaçable bouée de sauvetage jetée aux malheureuses âmes humaines laissées à la merçi de l’éphémère.

    Mais tout s’écroula en l’an de grâce 1905, lorsqu’Albert Einstein s’exclama: ” Il n’est pas possible de choisir un repère universel, quel qu’il serait, car tout au monde est relatif. Le temps, l’espace, la vitesse. Tout s’entremelle dans un tourbillon d’interconditionnements qui n’ont ni tête, ni queue. Le monde est fait seulement de corpuscules. Le reste, c’est le vide ! ” Et pour combler, ajouta : ” E=mc² ! ” Il avait à l’époque vingt six ans et, dans un certain sens, il était encore trop jeune. Mais les dés furent jetés.

    Au fait, ses paroles nous ne les avons pas reproduites exactement. Pourtant, c’était l’image à laquelle le profane avait accès. Certes, les nonspécialistes n’arrivaient pas ou ne tentaient même pas de comprendre la théorie de la relativité. D’ailleurs, le langage mathématique leur était totalement inaccessible. Mais ce qui parvenait à la surface, ce qu’on pouvait exprimer en paroles ou pensées, pas en formules, le message, lui, était clair : nous sommes seuls ! Chacun ! Et nous n’avons pas d’autre moyen de nous nous rencontrer que par impact. Par collision ! Il ne fallait pas nécessairement être religieux pour que cela t’effraie. Einstein, par les effets de sa théorie, se rangeait décisivement dans la galérie des penseurs athées qui ont bâti les Temps Modernes. Et cela, malgré sa foi intérieure. C’est ce que Descartes n’avait pas réussi, son rationnalisme perpendiculaire compris. Et pourtant, si la théorie était correcte, il fallait s’y habituer, trouver un modus vivendi. Malgré tout, elle n’annonçait pas la fin du monde, seulement d’un certain monde.

    La théorie n’était pas correcte, elle était parfaite. Au moins mathématiquement. De son haut, Einstein ricanait: ” Je plaindrai Dieu s’il s’avérait que j’ai eu tort.” Mais au fait, puisqu’Einstein n’a rien démontré mais seulement assertionné, le monde, autant scientifique que profane, ne pouvait pas s’y habituer. La raison s’inclinait mais l’âme résistait avec acharnement. Alors, un fort sentiment d’aliénation s’empara de toute la civilisation européene. L’art, surtout. Le cubisme, en 1907, l’abstractionnisme, en 1910, le dodécaphonisme, en 1912, ont fait irruption à la force du désespoir devant un publc consterné. Et le public s’est resserré les rangs. En 1906, la conférence radiotélegraphique de Berlin avait adopté le signal international S.O.S. “ Sauvez nos âmes ! ”. C’était l’âme plus que le corps qui était maintenant en danger.

    Ils ont reserré les rangs, mais il parait qu’ils l’ont fait de trop et commencèrent à étouffer. Ajoutons à cela les idées qui faisaient de chaque individu le centre unique de ses préoccupations, que les temps ont ressuscité, et nous obtiendrons les grandes guerres pour l’espace vital. Qui ont duré depuis la théorie de la relativité généralisée et jusqu’à la bombe atomique, avec un interlude qu’on peut décrire comme une immense déroute conceptuelle sur prèsque tous les plans, les mœurs surtout. ” Carpe diem ”, la dévise de Horace, devenue le mot d’ordre de la majorité, forgeait les fondements de la societé de consommation, autant en Amérique qu’en Europe. L’ndividualisme et l’égoïsme sauvages, en étouffant les consciences, généraient un immense gaspillage et un mépris souverain pour tout ce qui n’était pas directement lié à la propre personne. Et surtout pour les valeurs.

    Certes, le sens de la moralité n’a quand même pas disparu. Toujours naissent des gens qui l’ont et d’autres qui en sont dépourvus. Les philosophes et les scientifiques n’en font pas excéption. Mais chaque époque se dirige conformément à son esprit directeur et c’est pour cela que la voix des créateurs de cet esprit résonne pleinement, tandis que les autres voix retentissent en désert. Selon l’image qu’on vient de crayonner, parmi d’autres attributs et pas au dernier tour, le vingtième siècle européen peut être défini comme le siècle de l’alliénation individuelle et de la relativité généralisée. Il fut peuplé par des corpuscules isolés, aux mouvements aléatoires, conçus par les professionnels de l’amoral et manœuvrés selon des intérêts obscurs par ceux de l’immoral. 

    6.

    Mais si l’on avait parlé de l’art, où se trouvai-il en ces moments de détresse ? Soyons tranquils, il se trouvait à sa place. Et cette place est à côté de l’âme, dont il emprunte ses mouvements. Il le fut aux temps séreins de la Renaissance, le fut aussi parmi les tourments des guerres et des révolutions et l’est encore aujourd’hui. Car l’art, lui, n’entreprend pas de changer le monde, il annonce seulement son état. Et si, dans le bruit de fond du quotidien, un être commun n’arrive pas à dénicher le sens de sa vie, l’artiste est là pour le lui révéler.

    L’artiste, comme tous les créateurs, puise la substance de son œuvre parmi les contradictions de son temps. Mais ce qu’il en résulte n’est que formellement dû à la raison. Le fond, lui, vient de l’intérieur, car la création artistique a ses propres lois. C’est pour cela que chaque acharnement en faux, en artificiel, en projet, se traduit par manque de valeur et finalement par kitsch. Si l’on parle donc de l’impact de l’art sur les humains, l’on peut déchiffrer deux directions. L’art véritable qui vient de l’âme et s’adresse aux âmes, ne peut pas se tromper. Et ne trompe pas. Chacun peut y trouver l’excellence de ses sentiments et de ses pensées, les lignes de force de sa personnalité et par cela il se purifie. De ce côté, l’impact de l’art est salutaire pour tous ceux qui peuvent en résonner. Les autres...

    C’est ici le danger, aux autres. Car eux ignorent tout simplement l’art authentique, s’ils ne le trouvent pas détestable et penchent, armes et bagages, côté kitsch. Le fait que leurs critères soient faux n’a pas besoin de démonstration. Mais où est-il le danger ? Si de nombreux gens se pressent à investir en nonvaleur, même si jamais le kitsch ne justifie leur espoir d’harmonie et d’équilibre, ça l’on peut envisager comme un impôt sur bêtise, sur manque de sensibilité et de culture, mais pas comme un péril social. Seulement qu’en réalité les choses ne sont pas toujours si simples que ça. Car, après tout, le kitsch représente un déplacement de l’impact purificateur vers les domains où il entre en résonance avec les structures humaines disharmoniques, voire maléfiques. Or ce genre de résonances, qui font exacerber l’irrationnel, finissent non seulement par promouvoir le laid mais aussi le mal au monde et par cela elles sont particulièrement dangereuses.

    Le problème est donc de dénicher le vrai du faux dans l’art, comme dans toutes les manifestations de la vie. Pour l’art c’est encore plus simple, vu son ressort intérieur. Ça déclenche ou déclenche pas et tout dépend en fin de compte du côté où l’on se trouve: du vrai ou du faux. Pour les indécis il y a même une recette qui ne fait pas défaut : si le produit presenté comme artistique tente de démontrer quelque chose, s’il veut changer, éduquer, moraliser, divertir, apporter du profit, il est n’importe quoi sauf l’art.

    En revanche, il y a de nombreux genres de productions ayant droit de cité  selon leur valeur. Elles peuvent appartenir à des divers domaines comme philosophie, éthique, divertissement, affaires, elles peuvent moraliser effectivement mais sans pour cela se révendiquer de l’art. Car s’il s’agit vraiment de l’art, la moralité se trouve implicite dans l’acte de la création, comme dans celui de la réception. Elle ne déborde pas à l’extérieur, quoi qu’il en soit. Et pourtant, l’art véritable n’est pas amoral, comme ne le devraient pas être ni les sciences. La seule qui se le permet sans pour cela courir des risques, c’est la nature. Mais c’est à nous de voir la différence. 

    7.

    Le fait que l’humanité se conduit par la raison est une chose plus ou moins valable pour n’importe quel type de civilisation humaine. Enfin, c’est le trait qui nous distingue de nos proches, les animaux, c’est justement notre particularité. À vrai dire, ce ne devrait pas être une raison d’inquiétude. Et ne le serait pas, si nous avions la certitude que ce que nous en faisons est bon. Ou, au moins, que ce n’est pas faux. Si nous avions des critères.

    Les critères les portons en nous. Ce sont les valeurs dont l’esprit humain s’abreuve et qui, en fin de compte, amènent notre félicité. C’est une vérité largement connue mais pratiquement inopérante par son mode de présentation vague, non concluant. Nous avons la liberté d’apprécier les valeurs, mais comment traduire les bonnes intentions en gestes, attitudes et surtout en programmes réalisables, maintenant ou en perspective ? Comment surpasser la longue cladestinité desdites valeurs ? Comment les voir, face à face ?

    On a vu de quelle manière, grâce à l’impulsion imprimée par les professionnels de la pensée, une tendance ou une autre font surface. On a tenté de déchiffrer la qualité de leur impact sur les humains, qu’il soit bon ou mauvais. Quant-à notre perspective, est-elle vraiment suffisante pour en juger ? Et, après tout, le droit de juger, l’avons nous ? S’ils ont eu tort, disons, qui pourra nous garantir que nous ne l’aurons pas, nous-mêmes aussi ? Face à cette avalanche de rudes questions, notre esprit se retrécit. Certes, si l’on a des doutes, il vaut mieux que l’on n’agisse pas. C’est moins dangereux, en tout cas.

    Mais c’est toujours l’esprit qui se remet. Comment ça, ne pas agir ? Et faire, quoi ? Mourir ? Car nous avons auparavant constaté que les contradictions d’un champ créatif individuel doivent se sublimer en œuvre, en jugement. Alternative, ça n’existe pas. Jugeons donc ! Mais, au moins, faisons-le responsablement. Sans devenir la proie aux excès, aux erreurs, au fanatisme. Sans perdre de vue l’objectif.

    Maintenant, on a enfin le sentiment qu’on est sur le droit chemin. Et alors, lequel pourrait-être le but de chaque démarche humaine ? Qu’est ce qu’un individu peut espérer comme couronnement de sa vie ? Richesse ? Gloire ? Ou bien, laisser des traces de son passage au monde ? Ou bien, s’acquitter honnêtement de toutes ses responsabiltés ? Ou bien, enfin, vivre en quiétude, à l’abri des peines ? Seule la diversité des objectifs cités comme possibles nous montre qu’il ne s’agit pas que des visions individuelles sur le bonheur et sur les voies pour l’atteindre et pas d’un trait général humain. Mais le mot y est: le bonheur ! Celui-ci, vraiment, peut représenter un objectif pour tous les humains. Et il l’est, sans doute ! Oui, mais rien d’autre que le Bonheur sur Terre ont promis aux peuples tant d’idéologues de l’histoire et tout ça avait tourné en terreur et catastrophe. Quoi d’autre que le bonheur visent à leur tour les membres de la societé de consommation ? Et quel déboire, après tout, sur cette voie...

    En fin de compte, ce qui ne va pas c’est probablement la vision qu’on a sur le bonheur. S’il est vrai que tous le cherchent, le bonheur de chacun est quand même différent de celui de l’autre. C’est pour cela qu’ils peuvent souvent se trouver en conflit. Ce genre de concept n’est pas autre chose que du pur égoïsme: ” Lève-toi pour que je m’assieds à ta place et qu’il me soit bien. Car, après moi, le déluge ! ” C’est clair que nous ne sommes pas tombés juste. Il faut donc fouiller ailleurs ou, enfin, plus profondement.  

    8.

    Et pourtant, le vrai bonheur existe, il est même tangible si la vie se déroule comme il le faut. Car ” bonheur ” est la traduction libre du mot ” harmonie ”. Mais vraiment très libre, parce que ” harmonie ” recouvre un tout autre domaine. Pas plus étendu, simplement un autre. L’harmonie, cela veut dire équilibre actif et sa beauté, un équilibre supérieur qui n’oublie aucun de ses conditionnements, à tous les niveaux possibles. Le bonheur n’est que le reflet de cet équilibre dans le subconscient humain.

    L’équilibre donc, de notre existence. Peu de gens se le permettent par eux mêmes. Ce sont les grands hermites, mais leur démarche chargée de significations dépasse pour le moment notre intérêt, justement parce qu’ils sont seuls, face à l’Univers. Et proposer à tout le monde de devenir hermite ne paraît pas une très bonne idée.

    Ce que l’on propose est exactement le contraire. Car il y a une nature des choses qui veut que tout individu soit integré à son milieu pour qu’il puisse vivre. Et ce milieu qui... Et pourtant les gens, même s’ils considèrent les vertus de l’harmonie, le font, pour la plupart, d’une très courte portée. Eux mêmes, éventuellement leurs proches, le milieu visible, au maximum. La circonférence étroite de ce cercle touche automatiquement aux autres circonférences étroites, et le fait par impact. Car le cercle, qui a toutes les vertus, a aussi le handicap d’être fermé et nonorientable. Donc, ce genre d’attitude ne résout pratiquement rien. Il faut aller encore plus loin, il faut trouver la liaison entre tout ça.

    Mais entre les humains il n’y a pas d’autre liaison possible que par la pensée et le sentiment. Ce sont la considération et le mépris, l’amour et la haine. Le reste n’est qu’indifférence. Des liaisons disharmoniques, maléfiques, on a déja assez parlé. Elles résultent de la fausse image que l’on se fait sur le bonheur et mènent toujours vers la souffrance. L’indifférence n’est pas profitable, elle non plus.

    Ce qui reste sont la considération et l’amour. L’une venue par les voies du jugement, l’autre par le sentiment. Tous les deux sont favorables, sont des bâtisseurs. Sur la considération appuie la loi, sur l’amour, la moralité. Les prémisses de l’harmonie humaine n’ont jamais cessé d’exister, puisque l’harmonie est l’état idéal du naturel, vers lequel l’homme aspire en permanence. Même si, durant certaines périodes historiques, des tendances divergeantes s’efforcent de nous détourner du chemin, de nous distancer des souches et entre nous, il y a toujours quelque chose de définitif, comme une corde élastique par laquelle nous sommes attachés à ce qu’il y a de plus profond au monde. Cette corde est parfois tendue, ses tensions sont dures à supporter, mais, heureusement, elle est indestructible. Son élasticité est notre libre arbitre. Son endurance, l’immanence de la moralité. Son nom, l’amour. 

    9.

    On a reconnu sans peine l’idée force de la doctrine christique. Pour le chrétien, même s’il l’appelle charité, ou foi, sa substance reste l’amour. ” L’amour de tout le coeur, de toute l’âme, de toute la pensée. Le premier et le plus grand des commandements. ”

    Pourtant, cette limpidité n’est pas depuis toujours. Jadis, entre les humains règnait la loi extérieure. La loi de la jungle, la loi des dieux, les lois de la société. Bonnes ou mauvaises, leur respect est dû à la contrainte du châtiment, si l’on est pris. La moralité, quand elle n’est pas intrinsèque à l’individu, reste un produit de la peur. Et si l’on est fort, qu’est-ce qu’elle importe, la moralité ?

    Moïse fut le premier qui y introduisit un changement important. Il contacta un Dieu âpre, vigilant et vindicatif, qui imposa à Son peuple le respect intérieur de la Loi. ” Il n’existe plus de ne pas être pris. Dieu veille partout et spécialement dans ta conscience. Quant au pouvoir, nul homme ne peut Le concurrencer. ” Ses commandements sont âpres comme Lui même l’est, mais en dehors d’eux la survie du peuple élu n’aurait pas été possible. Car après tout, la moralité de l’Ancien Testament est une de survie sociale. “ Il t’est défendu de tuer ton congénère mais, quant-aux peuples... Et surtout, ne t’entremelles pas avec eux, quoi qu’il en serait. ”

    Le Dieu des Juifs a bien visé, car Son peuple fut le seul de ses alentours à se sauver de la débâcle de l’Antiquité, sa foi comme étendard. Il échappa aussi au Moyen Age et, d’une manière tout à fait remarquable, il a survécu aux Temps Modernes. L’on ose à supposer qu’il s’en sortira du tragisme du vingtième siècle aussi. Mais, grâce à ses commandements, le peuple de Moïse s’est trouvé seul et parsemé parmi les autres peuples. Le rétablissement en ce siècle de l’État Hébreu vient en quelque sorte de corriger la situation, partiellement. Car il existe toujours le cercle. De la survie, mais néanmoins cercle.

    C’est exactement cela que Jésus entreprit de rompre. Non seulement qu’Il a changé la Loi, Il a changé aussi de destinataire. La loi de l’amour ne s’adresse pas à l’individu matériel, mais à son âme. Il ne s’agit plus de la survie d’un seul peuple, mais de la rédemption de tous, dans l’éternel. Il s’en est servi comme instrument de la croyance, la seule force capable de mobiliser les gens. Il faut croire pour que l’on soit délivré, car la grandeur du Dieu est trop écrasante face à la raison humaine.

    Cela est terriblement vrai. L’echelle humaine a ses limites infranchissables et, si jamais nous arriverons à les outrepasser, nos ne serons plus des humains, mais quelque chose de différent. Ânges, peut être. 

    10.

    Mais, petit à petit, au monde s’est installé un véritable processus de fétichisation de la croyance. Le fait incontestable que seulement par son intermède les uns peuvent délivrer leurs âmes et venir en contact avec un monde d’harmonie et d’équilibre d’une beauté inouïe, les a poussé à confondre les moyens avec la destination. La croyance pourrait pour eux transporter les montagnes. Oui, certes, mais ce n’est pas tout, ni même l’essentiel. On oublie souvent ça et l’absolutisation des vertus de la croyance fut celle qui ferma les portes de la communication. Et ne pas communiquer, c’est revenir au cercle. C’est redoubler les efforts après avoir perdu le but de vue.

    L’Église n’a presque rien appris de ce que lui est arrivé durant son histoire. Giordano Bruno fut brûlé au nom de la croyance, pas à celui de l’amour. La voix de Galilée fut étouffée au ce même nom. L’intransigeance aveugle et le fanatisme donnèrent feu vert aux doctrines philosophiques et scientifiques athées et l’on a vu dans quels parages nous ont elles porté. Et, finalement, cette intransigeance même corroda les racines de la croyance. C’est ici que nous sommes maintenant.

    ” Eppur si muove ! ” Car, au fait, si l’on veut faire sa part des merveilles du monde, on n’est pas obligé de croire qu’en ce qu’on ne comprend pas. Or, le savoir a progressé depuis. La brèche taillée par Copernic et la solution ecclésiastique de cette brèche en sont témoins. Les nouvelles dimensions du monde, dont la Scripture ne paraît rien mentionner, furent finalement adoptées: ” C’est toujours Dieu qui créa le monde, mais le fit bien plus étendu qu’on ne le croyait auparavant. ” Et l’idée de Dieu gagna en grandeur et spiritualité.

    Les choses se sont reproduites maintes fois depuis et, pourtant, la communication ne s’est pas retablie. La science, pour imposer ses découvertes à la Dogme, est encore obligée d’user de coups de force. La force de l’évidence, naturellement. C’est normal, mais ça ne devrait pas exclure la coopération, évidemment plus profitable. Maintenant, la science même s’ést lassé de son athéisme. Elle avait accumulé un accablant bagage de connaissances dont elle ne sait plus quoi faire. Et a parfois peur d’en user, car l’on ne peut pas prévoir les conséquences. L’expérience de ce siècle en est témoin et la boîte de Pandorre reste ouverte. Mais, tout en tâtonnant à la proximité de l’inconnu, les scientifiques ont cru voir Dieu, ou bien Ses traces. ” Dieu existe ! ” s’exclamèrent-ils. ” Il a moins de 10‾³³ cm, Il est ardent au plus de 10³² ºC. Ses gestes foudroyants sont plus courts de 10‾³³ secondes. Car au-delà de ces limites, la symétrie est absolue, l’intégrité est parfaite, la totalité est atemporelle. C’est sûrement Dieu ! ”

    Ce qui est vraiment sûr c’est qu’à ces méthodes ils n’aboutiront jamais à Le voir, car en matière de Dieu rien ne peut remplacer la croyance. Mais, au moins, ils arriveront à En croire.

    Et s’ils ne tenteraient pas d’aller si loin et d’un seul bond? S’ils continueraient d’avancer pas à pas, sans brûler les étapes? Car il y a tout un amas de phénomènes naturels qu’au début l’on avait endossé à la croyance, par manque à l’époque d’explication cohérente. Et pour ne pas les laisser tomber aux mains des imposteurs. Le fait que l’Église a fini par leur attribuer le même statut de tabou qu’à ses questions fondamentales, fut une erreur qu’elle commence a regretter. Il s’agit de toutes les grandes découvertes que la science a commis depuis sa constitution et dont l’Église devait-être, par son instrument moral, l’arbitre plus que l’inquisiteur. En se refusant l’arbitrage, la moralité des pensées et des faits humains lui a echappé des mains, aux tragiques conséquences. 

    11.

    Mais aussi incroyable qu’il le paraît, la situation continue de nos jours. Certes, les phénomènes pas encore éclaircis qu’on met en discussion maintenant se trouvent sur un terrain bien plus glissant qu’auparavant, vu leur caractère exquis. C’est le cas des moyens dont l’être humain dispose pour communiquer. Communication de tout genre, sensorielle et même extrasensorielle. Cela pourrait intéresser au plus haut degré autant les sciences que la religion, devenir leur point de liaison.

    Pour les sensorielles, la science a déja fait quelques pas. Il s’agit de la théorie de la communication, de l’information, la physiologie des sens, etc. Ce qui manque ici c’est une idée qui les lie et en dehors de laquelle tout n’est qu’empirisme.

    Pour les extràs, la situation est notamment plus compliquée. Ce qu’ici manque c’est la connaissance du support informationnel même, sans lequel chaque construction théorique qu’on cherche d’entamer s’écroule rapidement. Et pour ne pas recourir au surnaturel, la science nie officiellement toute leur réalité. En passant, l’on peut apercevoir que le syntagme ” phénomène surnaturel ” est un nonsens sémantique, parce qu’il ne peut pas être surnaturel un processus naturel, un phénomène. D’ailleurs, rien de ce qui se passe n’est surnaturel pour la simple raison qu’il se passe. Et comment ! On peut assertionner sans crainte d’erreur que presque la totalité de ce que l’humanité avait crée de plus durable pendant son histoire, la religion, l’art, naquit par ce genre de communication. Entre les humains et, surtout, avec l’Univers.

    Pourtant, nous avons la certitude que la science porte dans ses bagages la solution du problème, sans encore le savoir, et cette ignorance est due à ses propres tabous hérités pour la plupart de son histoire. Mais, jugeons un peu : puisque la communication extrà existe objectivement, puisque par son entremise ont lieu des phénomènes qui appartiennent au monde physique, son support informationnel doit exister lui aussi et appartenir à ce même monde. Et alors, pour le trouver, où fallait-il le chercher sinon parmi ces véritables mass-media de l’univers qui sont les intéractios fondamentales à longue portée ?

    Maintenant, admettons un moment que c’est déja fait, qu’on a trouvé le support, le canevas physique pour la broderie de ce type de communication. Une construction logique cohérente pourra nous éclaircir non seulement les aspects immédiats du domaine, mais on constatera que, dorénavant, les scientifiques pourront s’approcher les problèmes fondamentaux du vivant en empruntant un sentier totalement neuf.

    Ils découvriront ainsi le système global de communication par lequel l’organisme est activement lié à son milieu, pas seulement au niveau cellulaire mais aussi à celui des particules élémentaires qui le composent. Cela offrira une toute autre perspective sur le fonctionnement intime de la vie, le fantastique tourbillon d’interconditionnements qui font son essence. Naturellement, ils vont abandonner le tabou évolutionniste du pur hasard en faveur d’une conception où la nécessité devient le principal moteur du vivant. La Nécessité Complexement Contrôlée, une chance offerte par la communication. Soumise à la nécessité, la division cellulaire ne sera plus une inconnue dont on cherche en vain la catène. Ses mistères, dont le cancer, seront ainsi élucidés.

    Mais les scientifiques iront encore plus loin. Ils observeront  que l’ensemble de ces interconditionnements mène vers un champ de liaisons qui reflête à l’extérieur le fonctionnement de l’organisme jusqu’à ses moindres détails, l’activité cérebrale incluse. Ils verront comment ce champ résonne à toute influence venue du milieu entourant et constateront une flagrante ressemblance aux mouvements psychiques du subconscient. Après quelques hésitations, ils en reconnaîtront l’âme. L’âme comme entité, même s’il n’apparaît pas sur les ecrans des microscopes électroniques au balayage. Une entité qui, par résonance, s’accorde ou pas à ce que le monde est. Les savants verront ensuite que les liaisons peuvent être encore plus subtiles. Grâce à l’exquisité des niveaux subatomiques impliqués en contacts, ils trouveront que le champ informationnel qui exprime un être vivant n’est au fait qu’un bulbe de nuances, une concentration locale spécifiquement structurée du grand champ de forces universel. Donc, il appartenait plutôt à ce dernier champ, d’où la partielle autonomie envers l’organisme, manifestée dans certaines circonstances. Et qui devient indépendance lorsque l’organisme meurt.

    Ainsi, les scientifiques découvriront la nécessité absolue de l’accord harmonique entre la structure du champ informationnel d’un être et les forces universelles. En dehors de ça, diront-ils, ce champ devient un corps étranger, une irritation que la structure matrice s’efforce d’expulser. Et comme la configuration du champ se cristalise durant la vie de l’individu, incluant chaque attitude et chaque pensée, les savants pourront nous dire quel genre d’attitudes et de pensées manifestent la plus grande probabilité d’être harmoniques.

    Finalement, tout sera étudié à l’école et les gens se rendront compte de la grande similitude avec ce qu’ils peuvent écouter à l’église. Ils apprendront, scientifiquement cette fois-çi, qu’une vie morale n’est pas un caprice des dieux ou un refuge pour les faibles, dont les forts peuvent faire abstraction et les malins s’en passer sans conséquences. Le nombre de ceux qui ne croient à rien ou de ceux qui croient en n’importe-quoi sera substantiellement diminué. Parce qu’ils sauront.

    On a du mal à imaginer l’essor d’une civilisation humaine forgée sur ce genre de connaissances et sur la fermeté d’une moralité librement consentie qui en découle. C’est seulement alors que les grandes idées des Lumières, celles qui ont apporté aux humains tant d’espoirs et tant de déceptions, celles qui ont bâti les Temps Modernes avec leur cortège de contradictions irréductibles, celles qui ont noyé l’histoire des deux dernièrs siècles dans un bain de sang et de souffrances, ces idées donc, seulement ainsi deviendront valables. Car Liberté, Égalité, Fraternité, Droits de l’Homme, qu’est ce que tout cela peut signifier en dehors de la Moralité ? Rien que des paroles dont l’éclat peut éventuellement aveugler, mais soulager, jamais !

    Quant-à  la religion, en quoi pourrait lui être nuisible si l’on démontrera qu’elle a eu raison ? Même en transférant aux sciences les détails d’un domaine aussi encombrant que la moralité, il lui reste Dieu, un Dieu raffermi aux yeux des mortels et infiniment vivant, mais impensable en dehors de la croyance. 

    12.

    Mais cela, c’est du futur éloigné. Parce que, après tout, le support informationnel de ces grandes découvertes n’est pas encore mis au clair. Et, somme toute, il serait superflu d’envisager le passage vers une société future sans entamer au préalable la liquidation des séquelles du passé. De ses erreurs. Et pour cela, le temps est pleinement arrivé.

    Car ce siècle, comblé de contradictions, a déja connu trois guerres mondiales. Deux chaudes et une froide. Toutes les trois ont soulevé  les problèmes et ne les ont pas résolu. Mais la fin de la troisième, à peine accomplie, apporte une nouveauté d’une importance capitale: les participants ont dévoilé leur véritable physionomie. Au fait, ceux que les circonstances ont obligé à décliner leur identité furent seulement les méchants, étouffés, le masque sur la figure. Mais, vis-à-vis d’eux, les autres gagnent la chance de se définir leurs propres options, de concevoir des structures appropriées.

    Aussi improbable qu’il ne le paraissait il y a quelques années, les vieux camps organisés politiquement se dissoudent sous nos yeux et sont remplacés, pas à pas, par une sorte de stratification dont le critère polarisant devient la moralité. Le problème se pose, pour la première fois réellement, en des termes manichéens: le bien et le mal. Parce qu’ils sont en train d’être reconnus.

    Donc, la future guerre mondiale, qui s’annonce en force, sera la guerre pour la moralité. Elle sera la guerre d’un monde écoeuré de tant d’abus et d’injustices, contre les professionnels de l’abus et de l’injustice. Elle sera la guerre de l’opinion publique mondiale contre le terrorisme, soit-il politique, religieux ou nationaliste. Pas celui de l’Est contre l’Ouest ou du Nord contre le Sud. Même si, dans certains pays, le terrorisme est encore plus ou moins institutionnalisé comme politique d’État, cela n’a presque rien à voir avec les peuples. Car partout il y a des bons et des méchants, ainsi qu’une immense quantité d’indécis, habilement manoeuvrés grâce à leur ignorance.

    Maintenant, les méchants de tous les pays s’unissent, le dos contre la paroi. Ils sont encore terriblement forts, mais au moins ils peuvent être reconnus, montrés au doigt. C’est une chance unique pour les indécis et il fallait en profiter. Même si l’on est pleinement conscient que cette nouvelle guerre sera, comme les autres le furent aussi, une guerre sanglante et sans merçi. Mais, si finalement tout ira bien, ce sera aussi la dernière. Elle va marquer la fin des Temps Modernes, qui ne quitteront pas la scène avant d’avoir résolu tous leurs problèmes. Et ce sera leur mérite à eux. Une humanité qui connaisse ses objectifs, voici l’héritage de ce siècle tumultueux pour celui qui va venir. Et son message aussi. 
 

                Tudor Mirică 

      Concours Rousseau

      Bucarest, mars 1993 

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