Le mythe de "l'artiste maudit"

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« La vigne rouge », toile de la période d’Arles, réalisée par Vincent Van Gogh dans sa courte période de cohabitation avec Paul Gauguin, est réputée être la seule toile jamais vendue par Van Gogh. Van Gogh, l’artiste qui a contribué, à son insu, plus qu’aucun autre, au mythe de « l’artiste maudit ». Ou, si vous voulez, du «génie fou ».

 

En effet, si on étudie avec attention la vie de Van Gogh, on constate que « La vigne rouge » N’ÉTAIT PAS LA SEULE PEINTURE vendue par Vincent. A l’époque où il étudiait la peinture à Anvers, deux de ses connaissances (Tersteeg et l’oncle Cor d’Amsterdam, cf. Sweetman) lui avait commandé et payé plusieurs dessins de paysages de la Haye. (La « commande » a été brusquement stoppée quand Vincent à commencé à vivre avec Christine, une prostituée…)

 

Pourtant, en ce qui concerne la légende et le mythe de l’artiste maudit, l’exactitude et la vérité historiques sont souvent sans importance. Il y a même des auteurs qui doutent, avec des raisons plausibles, que « La Vigne rouge » fut bel et bien la peinture vendue par Vincent à l’exposition des XX à Bruxelles !

D’après Ronald Pickvance (« Van Gogh en Arles » p. 206), la peinture achetée par Anna Boch à l’exposition des Vingt de Bruxelles n’était pas «La Vigne rouge » mais un autre tableau (non identifiée). Elle aurait acquis « La vigne rouge» ultérieurement, après la mort de Van Gogh, quand ses peintures avaient encore des prix « accésibles »…

Disons, donc, que « La vigne rouge » a été la seule peinture de Vincent vendue PUBLIQUEMENT. Parce que la légende le dit…

Et un mensonge, répeté suffisamment de fois, devient une vérité…Voire la publicité…

Pas surprenant que même les plus prestigieux des historiens de l’art ont succombé à la légende tenace du Van Gogh, l’artiste qui n’a vendu qu’une seule toile dans sa courte vie, de seulement 37 années…(d’ailleurs, plusieurs artistes, parmi lesquels figurent Raphael, Carravaggio, Modigliani, Toulouse-Lautrec ont eu, eux aussi, « une vie courte », décédant à l’âge (fatidique ?) de 36 - 37 ans. Mais ça c’est une autre histoire…

 

Ne nous fions pourtant trop aux historiens d’art, car même les plus réputés sont capables d’erreurs vraiment stupéfiantes. Un exemple : Ernst Gombrich, dont l’ « Histoire de l’art » constitue depuis des dizaines d’années « La Bible » des étudiants en art, confond - sans jamais corriger cette erreur dans les éditions successives, en centaines de miliers d’exemplaires, de son livre ! - la date de la mort de Vincent (27-29 juillet 1890) avec celle de son frère Théo (janvier 1891)! (page 435)

Si des sommités pareilles ont fait des erreurs aussi flagrantes, on doit toujours procéder avec de la prudence quand on étudie un mythe aussi tenace et multiforme que celui de l’artiste maudit, ou rien ou presque rien n’est ce qu’il semble être…

Nul doute que Van Gogh n’est pas le premier des artistes «maudit ». Seulement, le plus célèbre…L’époque romantique foisonne de génies plus ou moins fous, plus ou moins « maudits ». C’est vrai, ils sont surtout des poètes et des philosophes : les exemples d‘Holderin, de Nietzsche, de Baudelaire ou de Gérard de Nerval sont « classiques »…

Mais, en ce qui concerne la peinture, c’est Van Gogh, Gauguin et Lautrec, suivis, dans les années « folles » (1914 - 1929) par Modigliani, Utrillo, Pascin, etc., qui ont établi et consolidé ce mythe de l’artiste maudit, un des plus persistants des mythes modernes…C’est pour cette raison-ci que la « Vigne rouge », peinture de la tumultueuse et courte cohabitation (8 semaines) de Van Gogh et Gauguin à Arles est significative…

 

Qu’est-t-il, en définitive, ce mythe-là ? C’est l’image de l’artiste, « génie » très souvent, tel qu’elle est projetée (et déformée) dans la perception du public: il (ou, beaucoup plus rarement, elle) est pauvre, plus souvent dans la dèche ; son génie n’est reconnu qu’APRÈS SA MORT (il DOIT mourir POUR être reconnu) ; traditionnellement, ses toiles multiplient de facon spectaculaire leur valeur, post-mortem ; et plus sa mort est VIOLENTE, SANGLANTE OU SORDIDE mieux c’est pour les marchands d’art (qui lui ont acheté les toiles juste avant ou tout de suite après sa mort)… et pour le mythe; ici, l’exemple de Modigliani est le plus frappant, le cinéma ayant beaucoup amplifié sa « légende »…« Montparnasse 19 » c’est la mélodramatisation de ses dernières années de vie, avec Gérard Phillippe dans le rôle de Modigliani et Lino Ventura dans le rôle du marchand d’art cynique et sans cœur.

 

D’ailleurs, on ne peut pas négliger le rôle ESSENTIEL que le cinéma (et les MEDIAS en général) ont dans la création, l’amplification et la "mondialisation" du mythe.

Il y a au moins 3 films sérieux sur la vie de Van Gogh : « La joie de vivre » film de Vincente Minelli, avec Kirk Douglas (van Gogh) et Anthony Quin (Gauguin) écranisation du roman d'Irving Stone, «Vincent & Theo » le film de Robert Altman, avec Tim Roth dans le rôle de Vincent et, le plus récent (et, d’après moi, le meilleur) le «Van Gogh » de Maurice Pialat, avec Jacques Dutronc dans le rôle-titre.

Pour le public qui ne lit pas beaucoup - mais presque tout le monde va au cinéma ou regarde la télévision - l’art cinématographique a fait une œuvre irremplaçable dans l’implantation du mythe de l’artiste maudit, qui, pour être maudit, comme je l’ai mentionné, doit être pauvre (voire dans la dèche), génial et doit mourir jeune et de façon violente (de préférence !). Post-mortem, le prix de ses toiles atteignent des sommes folles - le récord absolu, pour les années 1990, étant le prix payé par un collectioneur japonais pour le «Portrait du Dr. Gachet » de Van Gogh : 72 millions de USD ! ( Ces jours-ci on approche les 200 millions USD, avec une peinture de Gustav Klimt!) Des prix tout aussi fous - sinon plus - que les artistes eux-mêmes…

Folie des artistes, souvent induite par une des deux maladies « romantiques», qui ont décimé sans pitié la bohème du XIXe et du début du Xxe siècle : soit la syphilis, soit la tuberculose. Parmi les génies artistiques de l’époque, un très grand nombre en souffrira: Baudelaire, Gauguin, Toulouse-Lautrec, Vincent et Théo van Gogh (syphilis), Modigliani (tuberculose), etc.

Comme la pénicillinen’existait pas encore, le prognostic était fatal et la folie, inevitable. Mais les opinions sur la folie de Vincent, par exemple, sont si contradictoires et diverses que des volumes entiers seraient nécessaires…

De toute façon, pour notre sujet, le diagnostic exact de Van Gogh n’est pas essentiel. Durant sa vie, il a été pauvre, il a été meconnu et méprisé (et, entre nous, je me demande, combien parmi les personnes qui lui vouent aujourd’hui une vénération sans limites l’aurait invité, vivant, à leur souper du dimanche ?)

Il s’est donné la mort à 37 ans. Ses excentricités, sa folie, sa mort ont contribué à faire de lui une légende, un mythe. Un mythe amplifié aussi, presque démésurement, par les prix fous que ses peintures ont obtenu - post-mortem…(En Amérique du Nord, surtout, le prix d’une peinture est un élément primordial dans l’intérêt que le public porte à un artiste ou à un autre… Pourtant, combien d’artistes ne sont-ils pas restés dans l'anonymat du simple fait que leurs peintures n’étaient pas côté et que leurs vie n’avait rien de « spectaculaire » ?

D’ailleurs, sans beaucoup de chance, Van Gogh, le génie fou, l’artiste maudit, aurait pu ne jamais exister dans l’imaginaire collectif…(Parce que la chance, le hasard, jouent un rôle essentiel dans la création des légendes, des réputations…)

Imaginez-vous qu’il aurait décédé à 50-60 ans, après un vie tranquille et de de façon banale, (d’un cancer de la prostate, par exemple), qu’il aurait vendu, à bon prix, la plupart de ses tableaux à des amateurs quelconques et que, après sa mort, ses lettres auraient été jetées à la poubelle par des héritiers ignorants… Il ne serait qu’un autre artiste quasi-anonyme de plus (comme Monticelli, assez pitoresque, d’ailleurs, et qui a été sorti de l’oubli surtout parce que Vincent l’admirait tant…). Van Gogh aurait peut-être preféré avoir plutôt une vie heureuse qu'une gloire posthume… Éventuellement, son œuvre aurait gagné une certaine notoriété mais pas la gloire universelle. La chance, le hasard, ont décidé autrement…

 

C’est vrai, sa légende, son mythe, celui de l’artiste maudit, n’a pas été instantané. Des années et des années ont été nécessaires pour le bâtir, pour l’amplifier, pour l’enraciner de façon aussi durable dans la perception du public. Et les paradoxes n’ont pas manqué dans le processus…

Prenons, par exemple, la légende tenace de «l’unique tableau vendu »: le fait qu’il n’a pas rien vendu, ou presque, de son vivant a énormément avantagé la propagation ultérieure de son œuvre. Concentrée dans les mains de Johanne Bonger-Van Gogh, la veuve de Théo, l’ensemble de l’œuvre de Vincent a pu être utilisé, sans les empêchements habituels, pour organiser les grandes rétrospectives qui ont fait de lui l’artiste universellement connu et célébré. De nos jours, la même concentration de l’essentiel de l’oeuvre a permis l’organisation dans son pays natal du Musée de la Fondation Vincent Van Gogh.

Johanne Bonger-Van Gogh a aussi traduit en français la plupart des lettres de la correspondance Vincent - Théo (seulement les lettres écrites en hollandais, parce que la plupart des originaux ont été écrits en français ; d’ailleurs, Vincent était un vrai polyglote : il parlait et écrivait couramment en français et anglais et avait de solides connaissances d’allemand…sans compter son hollandais). Vrai, la veuve de Théo - elle-même une véritable héroïne de roman - a fait aussi d’importantes coupures, éliminant des fragments «inconvenables » ; on dit même qu’elle en aurait détruit quelques-unes…

L’oeuvre de Johanne Bonger-Van Gogh a été continuée par d’autres traducteurs passionnés et, aujourd’hui, la vie de Vincent Van Gogh est parmi les vies d’artistes les mieux documentées . Ces lettres, fascinantes pour l’historien d’art mais aussi pour les artistes et pour le public en général, ont consolidé et amplifié la réputation de Van Gogh.

Effectivement, ses lettres, traduites dans presque toutes les langues du globe dans de nombreuses éditions successives (seulement la Bible et les œuvres de Lenin ont connu des éditions plus importantes !) l’ont non seulement élevé au rang de génie de la peinture mais l'ont aussi classés comme l’un des écrivains les plus sincères, les plus touchants des temps modernes.

Lui, qui souhaitait que la peinture ne soit pas l'apanage des élites mais un objet de tous les jours, destinés à enjoliver et à égayer la vie des plus humbles, aimerait voir que ses peintures, reproduites en miliards d’exemplaires, sont aujourd'hui un peu partout.

Il n’est pas inutile d’observer aussi que le mythe de l’artiste maudit - je veux dire des nouvelles légendes, des nouveaux cas d’artistes maudits (des « génies fous », voire le cas de Jackson Pollock ou de Nicholas de Stael parmi les contemporains) - est de nos jours beaucoup plus facile à créer et à répandre, avec la contribution des médias quasi-instantanées comme la télévision ou Internet...

Mais, bien sûr, sa gloire, comme celle de la plupart des artistes «maudits », a été posthume. Lui, personnellement, n’a connu que l’échec, la déchéance physique, la solitude, le suicide. Sa seule « joie de vivre » a été celle de la création. Création issue de sa souffrance, création désintéressée, comme « les oiseaux chantent », la seule vraie satisfaction. Accessible même et peut-être surtout aux artistes maudits…