Alain (Georges) Leduc: ROGER VAILLAND 1907-1965 UN HOMME ENCOMBRANT

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    Vailland vu au prisme de l’Histoire

    [*Roger Vailland (1907-1965). Un homme encombrant. Paris, L’Harmattan, 2008. Coll. Socio-anthropologie, dirigée par Pierre Bouvier. ISBN : 978-2-296-06511-6, 21 €.] 

     Encombrant, Roger Vailland ? Sans doute, oui, pour tous ceux qui voudraient le caser dans une catégorie. Trop rouge pour les lecteurs des beaux quartiers, trop libertin pour les militants du PC, trop désinvolte pour les engagés de tous bords, il agace, il provoque, il indispose. Davantage en ce qu’il est, d’ailleurs, qu’en ce qu’il écrit. C’est pourquoi il est nécessaire de prendre ses distances avec le personnage et de retourner interroger l’œuvre.

     C’est ce que fait Alain (Georges) Leduc dans ce livre touffu, fouillé, bourré jusqu’à la gueule de détails précis qui, comme dans un bon polar, ont tous un sens à convier, une interprétation à éclairer, une nouvelle orientation à montrer. Avec son double regard, celui de l’historien, celui du critique d’art, les deux habitués à scruter, à dépister, à décrypter, il relit les livres de Vailland – ils ne sont pas si nombreux : neuf romans, trois pièces de théâtre, une poignée d’essais… – à la lumière de l’histoire de son époque, ces deux premiers tiers du XXe siècle, années si convulsives.

Aragon, Brasillach, Céline, Drieu la Rochelle… le livre déroule l’alphabet des auteurs de ce temps-là, en déploie l’éventail politique d’un extrême à l’autre, élucide la complexité des rapports de Vailland avec eux grâce à un patient travail de recherche de témoignages, à la fois dans des archives inédites et auprès des contemporains encore vivants. Au fil des chapitres, le lecteur a beaucoup à découvrir. Comment et pourquoi Vailland a quitté le groupe surréaliste, comment et pourquoi il a adhéré au PC puis s’en est éloigné, comment et pourquoi il a choisi de quitter le microcosme parisien des lettres pour aller vivre dans un coin perdu de l’Ain, à une époque où le retour à la terre n’était guère à la mode…

     Roger Vailland a longtemps cherché comment l’homme pouvait transformer le monde, avec quels outils. Sa spécificité tient beaucoup à la nature du regard qu'il porte sur son temps (le fameux « regard froid», la lucidité à tout prix, le rejet des « bons sentiments»). Il est proche des grands tragiques grecs, de Plutarque auquel il voue une admiration sans bornes, des moralistes. C'est un homme de son temps, passionnément intéressé à comprendre le monde comme il va, les mécanismes sociaux, les événements politiques, les mentalités ; c’est aussi un homme du dix-huitième siècle, fou de Laclos, grand lecteur de Retz et de Sade. « L'Histoire compte pour lui. Les écrivains d'aujourd'hui sont dans l'immédiateté, Vailland vit dans la durée », écrit Leduc.

     Enfin, ajoute-t-il, « ce qui rend Vailland à la fois totalement inactuel et plus nécessaire que jamais, c'est le rapport au style, à la forme. Vailland est un styliste. » Situés très précisément dans le temps et dans l’espace, ses romans ne sont pas « datés » pour autant, ils nous parlent de notre temps et de notre espace, comme le ferait une (bonne) leçon d’histoire. 
     

     Élizabeth Legros.

     Journaliste, co-fondatrice du site

     Paris, le 5 novembre 2008.

 

    Roger Vailland, un écrivain encombrant ?*

     [*Roger Vailland (1907-1965). Un homme encombrant. Paris, L’Harmattan, 2008. Coll. Socio-anthropologie, dirigée par Pierre Bouvier. ISBN : 978-2-296-06511-6, 21 €.] 

     Selon l’adage sartrien, la littérature c’est comme les bananes, ça se consomme sur place. La littérature est donc périssable, et qui veut parler d’une œuvre, dite « datée », doit commencer par la dépoussiérer, pour la rendre consommable aux profanes que nous sommes. Mais grâce à ceux qui savent le faire, l’œuvre peut alors nous apparaître dans sa saveur d’origine. C’est ce qu’Alain (Georges) Leduc a entrepris en consacrant une étude à Roger Vailland pour nous restituer toute la complexité de cet homme et ainsi nous inviter à goûter la saveur, exquise et actuelle, de son œuvre.

     Pour mener à bien cette entreprise, encombrante, de trois années – pour reprendre le sous-titre de l’étude, Roger Vailland, un homme encombrant – Alain (Georges) Leduc a cherché, non pas à dévoiler ce que serait la vérité de Roger Vailland, comme prétendent le faire les biographies ou les études littéraires en général, mais à nous montrer un écrivain en situation dans son époque. Cette étude est donc avant tout, comme le nom de la collection l’indique, collection dirigée par Pierre Bouvier, un travail de socio-anthropologie. Pour un auteur qui a refusé de faire carrière comme la majorité de ses contemporains surréalistes ou existentialistes, mais qui n’en a pas moins cherché à se faire et à devenir écrivain, il fallait que Roger Vailland apparaisse dans la trame historique du XXe siècle, de son vivant (1907-1965) et aussi jusqu’à aujourd’hui, puisque cette étude vient clore le centenaire, trop discret, célébré l’année dernière.

     Alain (Georges) Leduc, historien et critique d’art, cherche donc moins à faire le portrait d’un homme, qu’à restituer le travail d’un romancier, d’un dramaturge, d’un reporter dans son contexte historique ; à évaluer la forme artistique d’une œuvre, celle d’un homme qui a été et s’est fait l’écrivain, vaillant, qu’il avait toujours souhaité être. Ou alors, si c’est un portrait, ce serait le portrait exemplaire de ce que devrait un intellectuel français, avec ses forces et ses faiblesses, balloté entre l’action et la réflexion, opérant des choix cornéliens, comme ses personnages, dans le milieu de son époque. Poète surréaliste ou reporter dans la grande presse avant-guerre, résistant ou collaborateur, existentialiste germanopratin ou communiste stalinien ? Différentes facettes de l’écrivain apparaissent, non pas dans le souci de colorer cette étude foisonnante d’une esthétique de la bigarrure, mais pour montrer comment l’œuvre se fait, apparaît dans le champ littéraire, par le biais des rencontres (amitiés et inimitiés) ; des tactiques (coups d’éclats ou avancées dans l’ombre) ; des choix politiques et esthétiques. Cette étude interroge aussi la réception de l’œuvre, puisque chaque critique ou lecteur essaie de tirer l’œuvre à soi, outrant certains aspects et en occultant d’autres. Vailland fut en effet un écrivain gênant, et plus que cela, vous le comprendrez, un écrivain encombrant. Alain (Georges) Leduc a donc beaucoup enquêté et collecté les témoignages de proches, d’écrivains, d’intellectuels ou d’autres, permettant de restituer objectivement la caisse de résonnance actuelle de l’œuvre et de rendre compte de sa complexité. Comment expliquer que Vailland, écrivain de gauche, est souvent loué par des écrivains de droite ? Comment Vailland se positionne-t-il par rapport à Aragon, celui qui est à la fois le responsable de son exclusion du mouvement surréaliste et le chef d’orchestre de la littérature communiste d’après-guerre ? Comment comprendre que Vailland put être un écrivain stalinien et aussi un des membres fondateurs du Tabou en 1947 ? Vailland, dans les années 60, alors qu’il avouait s’être laissé aller à gagner de l’argent dans le cinéma, était-il toujours engagé politiquement comme porteur de valises ? Autant de questions et de réponses qui permettent de dessiner la silhouette d’un homme truite engagé dans le courant de l’Histoire.

     Alain (Georges) Leduc n’est pas sans savoir que les études consacrées aux écrivains peuvent être une manière de désamorcer la charge potentielle d’une œuvre : en polissant les contours d’une œuvre, en affublant à un auteur le titre de classique, en accolant des étiquettes aux auteurs – tous ces prêt-à-penser qui évitent d’aller lire les textes – Sade, Rimbaud, Vailland peuvent apparaître sages comme des images. Alain (Georges) Leduc n’est pas tombé dans ce piège, bien sûr, mais les lecteurs ne pourront tout de même pas faire l’économie de lire Vailland pour le comprendre tout à fait. Ou alors pour le goûter, rien de mieux que de commencer par La Truite, comme nous invite à le faire la peinture de Jean-Claude Lardrot, en couverture de livre, qui pourrait illustrer l’héroïne Frédérique – personnage à l’image de Vailland ; personnage testament de son dernier roman. Roman, ô combien actuel, qui démonte les mécanismes du monde de la finance et de la fluctuation des valeurs en posant le problème de la question humaine. Que vaut la vie d’un individu dans le monde factice du signe : de la marque publicitaire ; du chiffre ; des sociétés écrans implantés dans des paradis fiscaux ? Si la vie biologique est mouvement, flux, comment résister alors à la vitesse imposée par la société ? Comment fonder ses propres plaisirs, si ceux-ci doivent être élaborés par son imaginaire qui nécessite le temps de la maturation, comme celui de la durée romanesque ? Comment s’opposer aux rouages de la machine pour être capable de mettre en scène son propre désir ? Telles sont quelques unes des questions que pose implicitement l’auteur de cet essai. Le dernier roman de Roger Vailland est une réponse à ces questions et prouve à quel point la littérature est le lieu d’investigation du champ des sciences humaines. Il intéressa d’ailleurs tout particulièrement Jacques Lacan et préfigure les développements d’une pensée foucaldienne et deleuzienne.

     Vailland, antihumaniste, rêve d’un individu libre comme son personnage Frédérique – truite, insaisissable et unique – pour donner de la diversité à ce monde qui se veut fourmilière. C’est pour toutes ces raisons, qu’il faut lire cette étude, d’un homme encombrant, d’Alain (Georges) Leduc. 

                             Marc Le Monnier

                             Enseignant de Lettres modernes,

     Lycée Suger, Saint-Denis (93).

                             Auteur d’un mémoire

           sur le héros chez Roger Vailland (Université de Caen).

           Paris, le 8 novembre 2008.