« L'âme tatouée » par Raluca Sterian Nathan (fragment)

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 Je reprends mon journal et je vois la date du 24 septembre 1944 soulignée en rouge : "Maman m'a dit que l'on pouvait tout raconter avec des mots. Si l'on a des doutes, on demande. Ou alors, on cherche dans le dictionnaire."

 

Aujourd'hui c'est son anniversaire. Je voudrais lui dire quelque chose de beau. Je cherche la signification du mot « amour » dans le dictionnaire. Il y en a toute une tartine : affection, inclination, tendresse. Plus loin : altruisme, fraternité, patriotisme. Plus loin : baiser, coucher, forniquer. Je ne com­prends pas. Je voulais dire à Maman que je l'aimais très fort. Que signifie tout cela ? Je vais quand même lui demander si l'aimer veut aussi dire ce mot que je ne comprends pas : forni­quer. Ça sonne drôle mais ça me plaît bien, forniquer. Enfin... Je crois que les mots restent des mots. Moi, je l'aime en baisers, en caresses. Je dessine très mal, j'en ai honte. Mon père peint très bien. Moi, je ne suis même pas capable de faire un petit dessin pour Maman. Des fleurs ? Ça se fait. Mais tout le monde peut lui offrir des fleurs sans l'aimer aussi fort. Pas comme moi. Alors je vais chanter. Mais je chante plutôt faux. Danser ! Là, je sais. Je vais danser pour elle, de tout mon cœur. »

 

 Un autre moment important : décembre 1944. Les Allemands sont vite partis, très vite, en catastrophe; ils ont laissé derrière eux plein d'objets. J'étais devenue chef de bande - le meilleur moyen que j'avais trouvé pour lutter contre ma timidité - et j'entraînais mes copains dans les sous-sols des maisons qui avaient été occupées par les Allemands. Nous y faisions de belles razzias.

Un jour, nous pénétrâmes dans une cave et nous trouvâmes parmi les couvertures une très grosse boîte en carton, pleine à ras bord. C'était écrit en allemand dessus, en lettres gothique». Je ne lisais pas le gothique.

 

Toute fière de cette prise, je la montrai à Maman :

 

    Voilà ce que j'ai trouvé. Maman devint verte.

 

    Sais-tu ce que c'est ?

 

    Oui, du savon.

 

    Non. Ce sont des Juifs.

 

Il était inscrit sur le couvercle que ce savon était fabriqué avec de la graisse de Juifs. Je ne comprenais pas. Elle m'expliqua :

 

   Tu es responsable parce que c'est toi qui as trouvé cette boîte. On va aller au cimetière juif demander au rabbin de l'enterrer et de faire une prière pour toutes ces âmes.

 J'étais bouleversée, surtout au cimetière. Quand nous avons remis la boîte au rabbin, il a dit une prière et ses larmes coulaient. Je ne comprenais pas très bien ce qui se passait, mais je savais que c'était très grave.

Je n'arrivais pas à imaginer de pareilles horreurs. Pendant un long moment, j'ai fait d'affreux cauchemars : des gens mutilés se transformaient en squelettes et essayaient de m'attraper.